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Notes


Tuer le chien :
Note à propos d’une expression rurale et forestière Il y a quelques années paraissait dans le journal interne de l’Office national des Forêts en Lorraine un appel aux lecteurs : qui connait l’origine de l’expression tuer le chien, employée en Lorraine avec le sens de prendre le traditionnel repas commun entre forestiers, une fois achevé le dernier martelage de la saison ? M. Paul Hett, auteur de la question, signalait que, dans d’autres métiers également, on tuait le chien : les vignerons à la fin des vendanges, et les agriculteurs à la fin des moissons. L’expression n’est pas recensée dans les dictionnaires modernes courants. Littré, au mot tuer, mentionne le tue-chien, qui désigne le repas des moissonneurs à la fin de la moisson. Ce tuechien ne fait l’objet que de quelques lignes dans le Dictionnaire du monde rural de M. Marcel Lachiver. Nous avons eu recours à deux ouvrages spécialisés qui permettent à la fois d’élargir le champ de la question initiale, et d’apporter quelques éléments de compréhension. Le premier de ces livres est le Französisches Etymologisches Wörterbuch (FEW), de Walther von Wartburg. On y trouve l’étymologie des mots et des expressions de notre langue ainsi que les références de leurs premières apparitions écrites. Selon le FEW, le tue-chien et ses variantes orthographiques et phonétiques, dans le sens de repas de moissonneurs à la fin de la moisson, est attesté chez plusieurs folkloristes et linguistes des XIXe et XXe siècles ayant décrit les coutumes et les dialectes de France. Nous n’en donnerons pas les références dans le texte pour ne pas l’alourdir : elles sont mentionnées dans la bibliographie. Par exemple, in rude tue-chin se disait à Avillers-Sainte-Croix (Meuse) pour signifier une grosse fête. En Moselle romane, touwe-chîn est le terme employé pour nommer le repas terminal. À Chaussin,àVaudioux et à Petit-Noir (Jura), on dit respectivement tue-chein, tiua-tsin et tu’chèn toujours avec le même sens de repas couronnant les gros travaux de la campagne, mais à Salins, on dit tue-chat. Et à Vaudioux (déjà mentionné), tiua-tsin désigne également la fin de la moisson ou du battage. Si cette source témoigne de l’extension du vocable (et, ce qui est aussi intéressant, de variantes de sens ou de termes), elle n’élucide pas l’étymologie de l’expression de façon satisfaisante. Certains des linguistes cités dans le FEW mentionnent qu’on suppose burlesquement que l’on tue un chien du patron pour le faire manger aux ouvriers. D’autres mentionnent qu’une chanson patoise suppose que la jeune fille tue un chat pour en régaler son fiancé. Ces tentatives d’explications collent de trop près au sens littéral des expressions pour être vraisemblables. Mais si l’on choisit de les écarter, quel nouveau rapport faut-il découvrir entre prendre un repas (ou achever un travail agricole) et tuer le chien ou le chat ? Faut-il y voir la trace de rites sacrificiels, comme l’ont pensé certains ? C’est le deuxième ouvrage qui apporte le plus d’éléments de compréhension. Il s’agit de l’étonnant Manuel de folklore français contemporain d’Arnold Van Gennep, dont la publication s’est étalée sur une dizaine de volumes et autant d’années à partir de 1943. Les volumes 5 et 6 du Rev. For. Fr. LVIII - 3-2006 269 LIBRE EXPRESSION premier tome traitent des cérémonies agricoles et pastorales de l’été et de l’automne. Par le vaste panorama qu’il dresse des rites de conclusion des travaux agricoles en France, par sa connaissance d’éléments comparables dans d’autres pays d’Europe, Van Gennep est en mesure de proposer un cadre pour la compréhension de l’expression et des choses qu’elle désigne. Avec lui, nous entrons dans l’ethnologie par la porte de la linguistique. Pour avoir une idée de la situation, Van Gennep a adressé à des instituteurs, des curés et des archivistes de toute la France, un long questionnaire sur les traditions populaires. Il a également consulté une abondante bibliographie et enquêté lui-même sur le terrain. Voici un résumé de ce qu’il a écrit à propos des repas de fin de moisson. Le repas en commun est un rite de passage des plus répandus, auquel participent tous ceux qui, formant une société spéciale temporaire, ont assisté comme acteurs à un baptême, une première communion, des fiançailles, des noces, des funérailles,àcertaines grandes fêtes,àdes fêtes patronales,àdes fêtes professionnelles,àdes fêtes corporatives ou à des réunions de classe d’âge. « On doit donc regarder, non comme aberrant, mais comme universellement normal, le repas du même type qui unit ceux qui ont exécuté un travail en commun, soit agraire, soit artisanal et industriel. Ce repas, qui appartient à la riche série des rites de terminaison, par opposition aux rites de commencement, clôt la période saisonnière de travail et de fatigue. Ensuite, chacun réintègre la vie courante, se livre aux occupations ordinaires de l’activité domestique et ouvrière, des champs, des ateliers, des usines ». Le rôle psychologique de ce repas qui se déroule dans une humeur joyeuse voire délurée est de déterminer les hommes à se réunir à nouveau l’année suivante, pour peiner certes, mais aussi pour se réjouir ensemble, l’esprit satisfait par le travail bien accompli. Car ceux qui auront mal travaillé ne seront pas admis au repas, ou bien y seront soumis à des brimades. Remarquons que, bien qu’il ne parle pas des activités forestières, ce que Van Gennep écrit des rites de terminaison se vérifie très bien lorsque les forestiers tuent le chien, jusqu’aux brimades : dans certaines équipes de l’ONF du massif vosgien, celui qui a mal cubé un gros sapin devra offrir à ses collègues un nombre de bouteilles de bon vin égal à la différence entre sa mauvaise estimation et le volume mesuré exactement en planches des Vosges, et cela peut faire beaucoup puisqu’une planche vaut 1/30 de mètre cube. Revenons à Van Gennep pour évoquer la grande et surprenante variété de noms qu’a reçus en France le repas terminal des moissons. En voici un florilège : la tarte (Marne) ; ech raminchage ed fauchille (Pas-de-Calais) ; Sichelte (Haut-Rhin) ; l’août (Nord);la gerbaude (Centre) ; manger la gearbe (Poitou);le bouquet (Ardennes) ; kyriole ou kyreleise (Flandres) ; la parcée ou passée (Normandie) ; la poëlée (Nièvre) ; la reboulle ou revolle (Forez)… ainsi qu’une foule de noms d’animaux, et c’est ce qui nous intéressera ici. Van Gennep a relevé : tuer le chien ; le tue-chien ; faire, prendre ou tuer le chat ; le tue-chat ; le lièvre ; fâre la soumo (faire l’ânesse en dialecte des Hautes-Alpes) ; le tue-coq ; faire, manger, tirer ou tuer le coq ; faire le cochelet ; tuer le jau (coq en vieux français) ; Erntegans (= l’oie des moissons en alsacien) ; l’oison d’août ; prendre la caille, etc. Dans plusieurs endroits, le nom peut aussi désigner le repas terminal des vendanges. Van Gennep, s’appuyant sur des exemples tirés d’études semblables en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Suisse allemande, en Scandinavie, affirme que des noms d’animaux encore plus variés sont donnés, à travers une grande partie de l’Europe, à la dernière botte de foin ou la dernière gerbe, à la dernière charrette des fenaisons, des moissons, des vendanges. Par exemple : avoir pris le renard signifie avoir terminé la fenaison ou la moisson, dans l’Aube ; dans les Vosges, le moissonneur qui coupait la dernière gerbe prenait le chien, ou le chat, ou le lièvre… 270 Rev. For. Fr. LVIII - 3-2006 CHRISTOPHE VOREUX Par transfert sémantique, ce nom d’animal s’est vraisemblablement appliqué au repas terminal. Le problème linguistique passe alors sur le terrain ethnologique. Van Gennep poursuit en expliquant que l’animal incarne l’esprit des céréales, esprit qui aurait joué un grand rôle dans la religion-magie des premiers agriculteurs européens, et qu’achever un travail agricole peut s’exprimer en termes de capture de cet esprit. Dans cette voie, il est suivi par d’autres auteurs. Le FEW mentionne d’ailleurs, à propos de l’oie (en latin auca), l’esprit des céréales, appelé òca dans certaines contrées, qui meurt quand la dernière gerbe est prise, selon la croyance populaire européenne. On retrouve pareilles conceptions dans les religions anciennes de la Grèce et des Romains, les seules en Europe qui soient suffisamment documentées. Les ouvrages généraux sur l’histoire des religions évoquent tous la difficulté de documenter les croyances des peuples qui n’ont pas laissé de sources écrites. À ce stade, Van Gennep butte lui aussi sur la très grande antiquité de cette pratique, attestée par son extension, qui existait bien avant le peuplement de l’Europe par les peuples historiques. Nous ignorons à peu près tout des anciens Européens, de leur langue et de leurs coutumes : toute tentative d’explication claire achoppera ici. En revanche, une chose au moins est établie : il ne faut pas chercher à expliquer tuer le chien par la mise à mort réelle d’un animal, encore moins par sa consommation ! Il a pu ici ou là se produire l’inverse : l’expression, devenue incompréhensible, aura suscité l’apparition de coutumes burlesques ou d’étymologies populaires destinées à la rendre à nouveau intelligible, telle la coutume selon laquelle les ouvriers agricoles ayant achevé leur ouvrage allaient trouver le patron et menacer (rituellement) de lui tuer un animal pour obtenir un bon repas. Un tel phénomène est bien connu des étymologistes. Au bout du compte, le mystère de l’origine demeure, mais il s’est paré d’une auréole de prestigieuse antiquité qui remonte aux hommes du Néolithique. N’est-il pas curieux de constater que ces rites et ces mots sont encore vivants au XXIe siècle parmi les forestiers ? Rev. For. Fr. LVIII - 3-2006 271 Libre expression Christophe VOREUX ENGREF 14, rue Girardet – CS 14216 F-54042 NANCY CEDEX (voreux@engref.fr) Remerciements à MM. Paul Hett, Jean-Loup Ringenbach et Jean-Luc Benoît

BIBLIOGRAPHIE GROSJEAN (-), BRIOT (-). — Glossaire du patois de Chaussin. — Lons-le-Saunier, 1901. LACHIVER (M.). — Dictionnaire du monde rural. Les mots du passé. — Paris : Fayard, 1997. LAVIGNE (L.). — Le Patois de Cumières et du Verdunois. — Verdun, 1940. MONNIER (D.). — Vocabulaire de la langue rustique et populaire de la Séquanie. — Lons-le-Saunier, 1857- 1859. RICHENET (F.). — Le Patois de Petit-Noir. — Dôle, Paris, 1896. THÉVENIN (J.). — Monographie du patois de Vaudioux. — Lons-le-Saunier, 1898. TOUBIN (Ch.). — Supplément au dictionnaire des patois jurassiens. — Société d’émulation du Jura, Mémoires, 1 re série, 1869-1870. VAN GENNEP (A.). — Manuel de folklore français contemporain. — Tome premier, volume V, Paris, 1951 — Tome premier, volume VI, Paris, 1953. Réédité en 1999 dans la collection Bouquins aux éditions Robert Laffont sous le titre Le folklore français (4 tomes). WARTBURG (W. von). — Französiches Etymologisches Wörterbuch. — Tome 13-2, Bâle, 1967 — Tome 25, Bâle, 1996. ZÉLIQZON (L.). — Dictionnaire des patois romans de la Moselle. — Strasbourg, Paris, 1924.

Source : http://documents.irevues.inist.fr/


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